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Témoignage Alumni : Chronique d’un ingénieur ESTACA porté par le ciel
Diplômé de l’ESTACA en 1988, Gilles Guérin nourrit depuis l’enfance une passion profonde pour l’aviation, transmise par son père, agriculteur et pilote. Son parcours d’ingénieur, à la fois singulier et riche d’expériences, l’a conduit des PME familiales aux grands groupes internationaux, au fil de projets aéronautiques aussi variés qu’audacieux. Voici le récit d’une vie professionnelle guidée par la curiosité, l’innovation et l’amour du ciel.
L'envol d'une passion
Juché sur quelques coussins, je tiens le manche tentant de maintenir mon Jodel en cap et altitude. C’est comme cela, à 10 ans, que je fus initié à l’aéronautique dès mon plus jeune âge par mon père, pilote d’aéroclub, qui embarque sa famille à bord d’un Jodel Mousquetaire.
Une évidence s’impose : l’aéronautique sera mon métier.
Cette chance ne s’arrête pas là. Mes parents peuvent inscrire ma sœur et moi à l’École des Roches, un établissement d’exception inspiré des collèges anglais qui offre une large place aux activités extrascolaires. J’y découvre l’aéromodélisme, m’initie à l’électronique et commence ma formation de pilote sur la piste d’aviation de l’école. A 18 ans, je décroche le bac et le brevet en même temps.
Toutes ses passions mettent au défi un parcours académique « classique ». Je me souviens de la surprise de mes parents, à la fois ironique et amusé : « Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ? On avait envisagé plein de choses, mais pas que tu sois bachelier ! » Heureusement, des relations nous recommandent l’ESTACA. Je dépose ma candidature et, in extremis, je suis admis !
Dès mon arrivée à Levallois, je comprends qu’il faut changer de rythme. L’ESTACA, c’est l’exigence. Il faut travailler, rendre les copies et dépasser 13 de moyenne pour valider l’année. Je prends trop de temps pour m’adapter et termine ma première année avec 12,93 de moyenne… La sanction tombe : admis à redoubler !
C’est la leçon la plus marquante de l’ESTACA : la régularité dans le travail et les révisions entre copains pour réussir les contrôles invariablement planifiés tous les lundi matin.
Je découvre la Junior Entreprise, deviens professeur d’informatique chez Form’Action et commence à « gagner ma vie » — mes premiers pas vers l’autonomie.
Premières expériences professionnelles
Ma passion, c’est l’hélico. Aérospatiale a bien compris ma motivation et je décroche un stage de fin d’études aux essais en vol à Marignane. C’est une expérience formidable, où je côtoie des personnalités de haut niveau, à la fois ingénieurs et pilotes d’essais.
Service militaire oblige, je fais le choix du Service National en Coopération, donc la perspective d’une expérience à l’international et surtout, l’opportunité d’apprendre une langue étrangère. Les étoiles s’alignent. Je décroche un entretien chez Saint-Gobain. Ma mission : remettre sur pied le système d’information obsolète de Claritude, une agence commerciale implantée à Londres. Mon expérience informatique acquise à la Junior Entreprise de l’ESTACA s’avère décisive. Deux jours après mon entretien d’embauche, je m’installe à Londres pour, peut-être, les plus belles années de ma vie. Ma petite fiancée, Florence, me rejoint. Je rénove le réseau informatique de Claritude avec une suite de PC Apricot et très vite, les résultats sont au rendez-vous.
Le retour au bercail
Tous les voyants sont au vert et je suis bien tenté par cette vie prometteuse à Londres. Impatient, mon père attend mon retour. Autodidacte, il a mêlé son activité agricole à l’aviation et il a fondé, au début des années 1970, Héli-Ouest, une entreprise de traitement des cultures par hélicoptère. L’entreprise se développe et se diversifie à l’export. Je le rejoins au début des années 1990 pour obtenir les niveaux de certification nécessaires à notre expansion. Nous obtenons notre agrément JAR 145 pour l’atelier de maintenance et notre certificat de transport aérien. Ainsi dotés, nous partons à la conquête de l’export, afin de renforcer nos marges parfois fragilisées en métropole où règne une concurrence féroce.
L’atelier de maintenance d’Héli-Ouest
Notre expérience en traitement aérien des cultures en France nous conduit vers la Tunisie, l’Égypte et le Maroc. Nous innovons en concevant nos propres équipements, certifiés auprès de la DGAC pour le travail aérien. Dès lors, nous pouvons commercialiser les équipements aéronautiques de notre conception : kits agricoles, réservoirs supplémentaires, systèmes de guidage GPS pour la pulvérisation aérienne, kits bombardiers d’eau ou encore des systèmes de transport sanitaire.
Sous l’impulsion du directeur du SAMU 28, nous nous lançons dans le transport sanitaire par hélicoptère et devenons la première entreprise à mettre en service un hélicoptère civil bimoteur opéré depuis l’hélistation en terrasse de l’hôpital de Dreux.
Pour développer l’activité et tenir nos engagements financiers, nous devons aller toujours plus loin, relever des défis de plus en plus ambitieux. Nous développons une spécialité : la lutte antiacridienne en Afrique subsaharienne. Il s’agit de projeter nos équipages — que nous appelons Héliforces — de Nouakchott à Djibouti, pour chasser les essaims de criquets pèlerins ravageant les cultures.
Nous sommes financés par la Coopération française, l’USAID ou encore le Fonds européen de développement. C’est exigeant, avec des risques opérationnels liés aux conditions opérationnelles - chaleur extrême, tempêtes de sable – outre le contexte sécuritaire, terrorisme et instabilités politiques. Faible visibilité contractuelle et délais de paiement : les risques sont aussi financiers.
En 1997, nous engageons deux Héliforces à Madagascar sur financement Union Européenne. Nous comptons sur le renouvellement du contrat pour garantir la pérennité de l’entreprise. Malheureusement, il en est autrement… et la faillite devient inévitable.
Les difficultés d’Héli-Ouest nous contraignent à déclarer la cessation des paiements, préalable au règlement judiciaire. La liquidation de l’entreprise, inévitable, est prononcée en 1999. Mes parents, s’étant portés cautions, sont ruinés et les biens familiaux ne suffisent pas à combler le passif.
Et la foudre s’abat en 1994 lorsque j’apprends que mon épouse est atteinte d’une maladie incurable qui l’emportera six mois plus tard… Je me souviens de ces moments, terribles et d’angoisse où le monde et ses repères se dérobent sous nos pieds. Où l’on glisse, seul, irrémédiablement au fond de la piscine, cherchant un ultime appui pour trouver l’impulsion qui nous fera remonter à la surface.
Ni fuite, ni déni. Une seule issue : faire face, croire en l’avenir et reconstruire.
Une carrière enrichissante dans les grands groupes
Après la violence de la faillite d’Héli-Ouest, j’observe mes camarades de l’ESTACA, ceux qui mènent une carrière confortable dans les grands groupes de l’aéronautique. Certes, ces milieux ont leurs contraintes, mais les risques y sont bien plus maîtrisés. Ceci m’incite à postuler en faisant valoir mon expérience d’entrepreneur et d’opérateur d’hélicoptères.
C’est l’entreprise Sagem qui m’accueille. Me voici chef du programme HESIS, un système de surveillance héliporté développé pour la Gendarmerie française. Sagem est une enseigne historique. Elle fait partie des grands équipementiers de l’aéronautique en France dans l’avionique, la navigation, l’optronique, la modernisation d’avions et un domaine d’avenir, les drones. Hésis est conçu autour d’une plateforme optronique gyrostabilisée canadienne, mais le taux de change €/$ ruine la rentabilité du projet. Il faut trouver une alternative. Nous nous tournons vers Denel, en Afrique du Sud. Impliqué dans ce projet, je découvre que les grands groupes ne sont pas seulement synonymes d’inertie, contrairement aux clichés et idées reçues : ici aussi, il faut être agile et réactif.
Chez Sagem, c’est aussi mettre à profit mon expérience venue de Héli-Ouest dans la maintenance des hélicos, en la transposant aux métiers nouveaux des drones, en l’espèce le système tactiques Sperwer.
Au début des années 2000, j’ai en charge les programmes de Maintien en Condition Opérationnelle (MCO) du Sperwer pour les Pays-Bas, la Suède et le Danemark, avant de créer la ligne de produits Système de Soutien Drones.
C’est une expérience formidable. Notre « Département 62 », en charge des drones, fonctionne comme une start-up au sein de Sagem avec une équipe jeune et dynamique. J’y apprends énormément sur les compétences cœur de l’entreprise : l’optronique, l’électronique et les systèmes de navigation inertiels.
En 2005, Sagem fusionne avec Snecma pour fonder le groupe Safran. Président de Sagem Défense et Sécurité, Jean-Paul Herteman s’étonne de l’absence d’un service d’Administration des Ventes dans notre organisation. Je suis alors sollicité pour créer ce département ADV, d’abord pour la division Optronique, puis pour l’ensemble de la société. Mon expérience londonienne dans les systèmes d’information m’est précieuse pour structurer ce nouveau service. Une chose à retenir : dans un parcours, toute expérience est utile même celle qui vous semble sur l’instant secondaire ou pénible.
Ma direction m’autorise à recruter quelques collaborateurs, et je choisis de jeunes diplômés d’écoles de commerce ainsi qu’un informaticien particulièrement agile. Je compose une équipe hybride, mêlant des « anciens » parfois un peu désabusés à ces jeunes enthousiastes. La mayonnaise prend. Notre nouvel ADV est dotée d’une application Web maison et innovante que nous baptisons DIAPASON. Les flux de commandes s’accélèrent. La facturation des révisions de prix est à jour, enfin, et nous contribuons efficacement à la chasse aux impayés.
Lorsque l’ADV atteint son rythme de croisière, le métier d’ingénieur me manque. Une opportunité se présente pour piloter les programmes calculateurs des moteurs d’avions de SNECMA. C’est alors l’entrée dans un univers fascinant, celui des calculateurs, des équipements critiques opérant en environnements extrêmes. Sur moteurs ATAR et M53 (Mirage F1 et 2000), M88 (les moteurs du Rafale), TP400 sur A400M et SaM146 du SuperJet 100, la tâche est immense. Il s’agit de maintenir la configuration applicable et assurer la production de tous ces calculateurs malgré des obsolescences de composants incessantes. En parallèle, nous développons le calculateur du moteur Silvercrest destiné aux jets d’affaires. La richesse technologique et la diversité des défis stimulent les passions.
Je prends ensuite la direction d’un département dédié à la commercialisation des systèmes de navigation aéronautique. Fortes de nos technologies inertielles, Safran Electronics & Defense occupe une position de leader mondial dans ce domaine. Nous visons le marché ITAR free, qui nous permet, lorsque les autorités françaises l’autorisent, de proposer nos systèmes à l’exportation sur des plateformes aéronautiques militaires. Je découvre alors un nouvel écosystème, et bénéficie du parrainage bienveillant de mes pairs, qui m’enseignent autant la technicité des systèmes que la complexité des enjeux géopolitiques.
La crise du COVID-19 fige le monde, puis Safran doit se réorganiser face aux tensions liées à la guerre en Ukraine. Dans ce contexte, je choisis de mettre à profit mes compétences en calculateurs embarqués en rejoignant la Direction de la Recherche et des Technologies de la division Avionique. Ma mission consiste à développer et industrialiser les briques technologiques des calculateurs de demain. Nous mobilisons des financements auprès des sociétés du groupe et des institutions françaises et européennes. Grâce à ces ressources, de nouveaux démonstrateurs voient le jour, notamment le calculateur de commandes de vol UCAP, choisi par les États-Unis pour équiper l’aéronef Midnight d’Archer. En intégrant des technologies de rupture, nous développons aussi un calculateur moteur hyper compact. L’objectif reste une aviation plus accessible et plus respectueuse de l’environnement, portée par l’innovation.
Construire, servir, transmettre
Chez Safran, par la diversité des activités, le rythme est soutenu, passionnant. Je ne regrette en rien le choix, fait à la fin des années 1990, de rejoindre un grand groupe. Sagem puis Safran m’ont offert, au fil de ces 25 ans, une stabilité professionnelle précieuse, un épanouissement personnel et familial, et même la possibilité de renouer avec mes racines en rachetant et consolidant la propriété agricole familiale, perdue à l’époque de l’aventure Héli-Ouest.
En parallèle, je trouve aussi le temps de m’investir dans un projet qui me tient particulièrement à cœur. Je fonde en 2006 l’APPAF, l’Association pour la Préservation du Patrimoine Aéronautique Français. Il s’agit d’accompagner un projet ambitieux : la restauration d’un avion Fouga Magister. Cet avion, le numéro 569, est le dernier fabriqué en série. Remis en état de vol en 2009, l’avion est suivi en 2020 par la restauration d’un hélicoptère Gazelle issu de l’Aviation légère de l’armée de Terre.
Dans ses activités d’association, l’APPAF est avant tout un instrument de rencontres et d’échanges pour et avec les passionnés d’aéronautique. Tournée vers la promotion des métiers de l’aéronautique, tous les métiers, elle fédère des ingénieurs, techniciens, mécaniciens et pilotes, issus des mondes civil et militaire. Tous ont une expérience à partager pour encourager les vocations. L’armée de l’Air et de l’Espace m’a d’ailleurs accueilli avec une grande générosité au sein du Groupe ADER, association qui rassemble ses officiers de la Réserve Citoyenne.
Autre reconnaissance de nos efforts : Airbus, à travers son équipe Airbus Héritage, a parfaitement saisi la portée de la démarche et nous apporte son fidèle soutien.
Au fil du temps, l’APPAF et l’engagement auprès du Groupe ADER ont tout leur sens, toujours plus, car espaces de transmission et de partage avec les plus jeunes sur les formidables valeurs humaines qui animent le monde aéronautique. C’est une fierté et c’est le fruit de trois choses : du travail, du travail et du travail.
Le bonheur est dans le parcours, bien plus que dans l‘objectif.
Gilles Guérin, promo 1988


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